L’Hymne à Déméter, Care et féminismes
Lorsque Gilligan utilise la figure de Déméter à la fin du premier chapitre de In a different voice, c’est pour allégoriser sa représentation d’une expérience et d’une vision féminines différentes de celles des hommes, qui n’auraient pas été entendues ni reconnues dans la pensée et le langage dominants. Cette sphère féminine recouvre selon elle un univers de valeurs et une vision du développement humain qui sont propres aux femmes, ce qu’elle désigne comme une éthique de la sollicitude, de l’attachement et de l’attention aux autres (selon les différents sens que l’on peut donner au Care). Ce faisant, Gilligan assigne aux femmes une caractérisation qui semble renouer avec la vision rousseauiste d’une harmonie entre les sexes qui repose sur la partition en deux naturels distincts et assigne aux femmes l’irrationalité, l’émotion et l’artifice – partage de valeur que les féministes des années 1970 renverseront pour faire de ces sous-valeurs des contre-valeurs.
Mais, dans sa lecture du mythe, il semble que Gilligan essentialise et réduise la voix des femmes : la philosophe néglige la pluralité des conditions de femmes que le mythe déploie dans le texte de l’Hymne à Déméter – et que l’on peut relire en proposant une autre vision du Care, qui le dégenrise, dans la perspective qu’élaborent notamment Joan Tronto dans Un monde vulnérable ou Elsa Dorlin dans Dark Care: de la servitude à la sollicitude. Nous proposerons, à leur suite et à partir du mythe de Déméter, une autre vision du Care, supposant une autre définition de la voix, comme pratique de lecture plus que d’écoute. On peut faire de ce mythe l’aliment d’un féminisme matérialiste, à partir d’une attention au texte homérique et à ses particularités narratives et stylistiques – particulièrement ici la structure narrative du récit enchâssé. C’est alors une autre attention à l’altérité, et à la forme des voix différentes, qui sera mise en pratique par notre interprétation : lire des textes antiques c’est faire une expérience de l’altérité qui nous renvoie au cœur de ce que la littérature apporte à la pensée, un exercice d’empathie certes, mais surtout une attention aux formes-sens, à la polyphonie du langage, et à l’ambivalence littéraire. Car Gilligan, comme la plupart des critiques, réduit la complexité de l’histoire que raconte l’hymne homérique : elle laisse de côté non seulement la complexité littéraire d’un récit aux multiples fils narratifs, mais aussi la complexité des personnages féminins qui peuplent le récit. Contre une lecture qui essentialise une expérience féminine du monde censée être hors de la civilisation (lecture qui renoue avec un essentialisme du XIXe siècle nourri par les travaux de Bachofen autant qu’avec le maternalisme d’un Engels, ou la mystique cosmique d’une Lou Andréas-Salomé), ce mythe peut être lu comme le déploiement d’expériences féminines plurielles, qui articulent, de façon très complexe, sexe, âge, classe (et race – nous verrons que la question du genos est aussi sous-jacente).
Contre une vision de l’éthique de la sollicitude féminine, l’hymne homérique nous appelle à renouer avec une éthique de l’attention : attention au langage, à sa capacité d’invention et d’ambivalence, ainsi qu’à l’interprétation que nous faisons dans le langage et à travers les formes que prennent ou reçoivent les expériences des sujets « minorisés » dans la langue. Il nous invite aussi à penser la place de la littérature dans les philosophies contemporaines, à partir d’une réflexion sur le rapport entre voix, dés/identification et responsabilité que le mythe rend particulièrement complexes. Dans sa façon de défaire nos habitudes d’assignation, il déjoue davantage les normes qu’il n’en explique l’ordre. Il va même au-delà, puisque son écriture dénuée d’auctorialité défait aussi notre habitude d’un rapport subjectivé au langage : avec le mythe doit/peut-on penser une voix sans origine, et sans genre ?
Mots-clés
- féminisme
- cycle
- Care
- voix
- lecture